CHAPITRE VII

Hugh revint bredouille des tourbières du Sud. Quand il fut de retour chez lui, il envoya une invitation à Cadfael, le priant à dîner pour le soir même. Cadfael avait un droit imprescriptible à ces visites occasionnelles puisque Gilles Beringar, qui était maintenant âgé de neuf mois, était son filleul, et qu’un parrain qui se respecte se doit de veiller au bien-être et aux progrès de celui dont il a la charge. Il n’était pas question de mettre en doute la parfaite condition physique et l’énergie inépuisable de ce charmant bambin, mais Hugh avait parfois des doutes sur ses tendances morales et, comme la plupart des pères, il détaillait les ingénieuses diableries de son fils avec un orgueil mêlé de respect.

Aline, ayant donné à ses hommes nourriture et boisson et ayant observé d’un oeil exercé que son fils battait des paupières, le sortit en vitesse de la pièce et le confia à Constance, qui était l’esclave dévouée de l’enfant après avoir été la servante et l’amie fidèle de la mère depuis leur plus jeune âge. Hugh et Cadfael restèrent donc seuls un moment pour échanger les informations dont ils disposaient et qui se révélèrent fort minces.

— Les hommes des tourbières sont absolument sûrs qu’aucun d’entre eux n’a vu ne serait-ce que l’ombre d’un étranger, victime ou malfaiteur. Seulement, il n’y a pas à en sortir, le cheval est arrivé là-bas et l’homme ne devait pas être très loin derrière. Je persiste à croire qu’il est quelque part dans ces fichues tourbières et qu’on a bien peu de chances de le revoir ou d’entendre jamais parler de lui. J’ai envoyé quelqu’un au chanoine Eluard pour essayer de savoir ce que son messager avait sur lui. J’imagine qu’il était élégamment vêtu et qu’il avait l’habitude de porter des bijoux. Il n’en faut pas plus pour tenter un voleur de grand chemin. Mais si c’est ce qui s’est passé, le bandit en question venait sûrement du nord et sans doute pour la première fois. Nos recherches ont peut-être servi à décourager d’autres maraudeurs de s’aventurer de nouveau dans les parages. Au moins pour le moment. Il n’y a pas eu d’autres victimes de mauvaises rencontres dans le coin. Et, en vérité, qui ne risque pas sa vie en traversant les tourbières ? Il est indispensable de savoir où passer sans danger. Pour moi, il n’y a aucun doute : c’est ce qui est arrivé à Peter Clemence. J’ai laissé un sergent et deux hommes sur place, et les indigènes aussi ouvrent l’oeil pour nous.

Cadfael ne pouvait qu’être d’accord. C’était l’explication la plus vraisemblable.

— Et cependant... vous savez comme moi que quand deux événements se succèdent, il ne s’ensuit pas nécessairement que le second découle du premier. Oui, mais l’esprit est ainsi fait qu’il ne peut s’empêcher d’établir un lien de cause à effet. Or il est bien arrivé deux choses aussi inattendues l’une que l’autre. Peter Clemence est venu et il est reparti – car il est bien reparti, pas moins de quatre personnes l’ont accompagné un bout de chemin pour lui dire cordialement au revoir – et, deux jours plus tard, le fils cadet de la maison déclare son intention d’entrer dans les ordres. En tout état de cause, ça n’a aucun rapport, mais je n’arrive pas à dissocier ces deux faits.

— Qu’est-ce que vous essayez de me faire entendre ? demanda paisiblement Hugh. Que le garçon a peut-être quelque chose à voir dans la mort de cet homme et qu’il a voulu se réfugier dans un cloître ?

— Non ! répliqua Cadfael sans la moindre hésitation. Impossible de vous dire à quoi je pense, car pour le moment je ne vois que brouillard et confusion, mais quoi qu’il y ait derrière ce brouillard, je suis sûr que ça n’est pas ça. Je ne me risquerai pas à m’efforcer de deviner ses mobiles, mais je ne peux croire qu’il s’agisse de ce genre de chose.

Tout en parlant, et il n’avait pas le moindre doute là-dessus, il revoyait frère Wolstan, étendu tout sanglant dans l’herbe du verger, et le visage de Meriet se figer en un masque d’horreur.

— C’est bien joli, tout ça, et notez que j’ai toute confiance en ce que vous dites, mais j’aimerais bien garder ce curieux jeune homme à portée de la main, une main que je pourrais refermer à tout moment si le besoin s’en faisait sentir, dit Hugh sans ambages. Et vous m’apprenez qu’il doit aller à Saint-Gilles ? A l’orée même de la ville, tout près des landes et des bois !

— Ne vous mettez pas en peine, s’écria Cadfael, il ne s’enfuira pas. Il n’a nulle part où aller, car, qu’on le veuille ou non, il est vraiment fâché avec son père qui refusera de le reprendre chez lui. Mais surtout, il ne s’enfuira pas parce qu’il n’en a aucune envie. La seule chose qu’il brûle de faire sans attendre est de prononcer ses voeux définitifs, d’en finir avec tout ça, et de s’engager irrémédiablement.

— Ah bon ! c’est ça qu’il veut ? La prison à vie ? Sans espoir de retour ? s’étonna Hugh, penchant sur le côté sa tête brune, et esquissant un sourire triste et affectueux.

— Exactement, sans espoir de retour, soupira Cadfael. D’après ce que j’ai vu, il n’y a pour lui aucun moyen de s’échapper.

A la fin de son temps de pénitence, Meriet sortit de sa cellule. La lumière, pourtant tamisée de ce matin de novembre, lui fit cligner des yeux. Il fut présenté au chapitre, confronté à des visages austères et impassibles pour demander pardon de ses offenses et reconnaître qu’il avait mérité son châtiment. Au grand soulagement et à l’admiration de Cadfael il s’exécuta d’une façon parfaitement calme, digne, et d’une voix égale. La nourriture frugale qui lui avait été attribuée l’avait fait maigrir, et la douce couleur cuivrée de sa peau, due au soleil de l’été et qu’il avait à son arrivée, s’était muée en une teinte ivoirine, car il était naturellement assez pâle, sauf quand il se mettait en colère. A présent, il semblait de bonne composition, à moins qu’il n’ait si bien appris à se retirer en lui-même que la curiosité, la critique ou l’animosité ne parvenaient plus à le faire sortir de ses gonds.

— Je désire savoir ce que l’on attend de moi de façon à pouvoir m’y plier, dit-il. Je suis ici pour que l’on dispose de moi au mieux de mes capacités.

Enfin, une chose était sûre : il ne parlait pas à tort et à travers, car il n’avait laissé entendre à personne, pas même à frère Paul, que Cadfael lui avait dit à quoi il devait s’attendre. A en croire Isouda, il avait appris peu à peu à ne se fier qu’à son propre jugement depuis qu’il avait commencé à grandir, peut-être même avant, quand il avait commencé à souffrir dans son coeur d’enfant de se savoir moins aimé que Nigel. Ce chagrin l’avait poussé à faire les quatre cents coups afin que ceux qui le sous-estimaient lui accordent un peu plus d’attention. Évidemment, il n’avait réussi qu’à se rendre encore plus insupportable, encore moins digne d’affection.

« Et j’ai osé lui reprocher d’avoir succombé à la première souffrance, songea Cadfael avec remords, alors que toute la première moitié de sa vie n’a été que souffrance cuisante ! »

L’abbé fit preuve d’une bonté austère, reléguant dans l’oubli les erreurs payées et expliquant au pénitent ce qu’on avait prévu pour lui.

— Vous resterez avec nous ce matin, annonça Radulphe, et vous prendrez votre repas de midi au réfectoire, parmi vos frères. Cet après-midi, frère Cadfael vous emmènera à l’hospice de Saint-Gilles, puisque lui-même doit s’y rendre pour ravitailler l’apothicaire.

Cela Cadfael l’ignorait encore, trois jours auparavant, mais c’était une heureuse indication quant à l’intérêt que l’abbé prenait à la chose. On ne signifiait pas au moine qui s’était intéressé de si près à ce jeune novice aussi troublé que troublant qu’il n’était pas question de poursuivre sa surveillance.

Au début de l’après-midi, ils sortirent par le portail, côte à côte, et se fondirent dans le trafic quotidien ordinaire de la grand-route, le long de la Première Enceinte. Il n’y avait guère d’agitation en cette douce journée de novembre, humide et mélancolique, mais toute activité humaine n’avait pas disparu, un gamin rentrait chez lui en gambadant, un chien sur les talons, un charretier amenait vers la ville un chargement de bois de taille, un vieillard s’appuyait sur son bâton, deux solides ménagères de la Première Enceinte revenaient vers Shrewsbury d’un bon pas, un des officiers de Hugh enfin se dirigeait vers le pont au petit trot tranquille de son cheval. Après les dix jours qu’il avait passés entre quatre murs de pierre à la lumière insuffisante d’une bougie, Meriet ouvrait de grands yeux sur tout ce qui l’entourait. Son visage était empreint d’un calme solennel, mais il dévorait avidement du regard les couleurs et le mouvement. Il y avait un demi-mile à peine entre le portail de l’abbaye et l’hospice de Saint-Gilles ; une fois passé le grand terrain de la foire aux chevaux on suivait une route droite qui longeait la Première Enceinte, puis les arbres et les jardins se faisaient plus nombreux, et l’on arrivait en pleine campagne. Bientôt le toit bas de l’hospice apparut avec la tour trapue de sa chapelle au sommet d’une petite éminence, à gauche de la grand-route, près d’une bifurcation.

Meriet examina les lieux tandis qu’ils s’approchaient, manifestant un intérêt certain mais dénué d’inquiétude. Il s’agissait simplement de l’endroit où on l’envoyait travailler.

— Combien de malades peut-on loger là-dedans ?

— On peut en accueillir jusqu’à vingt-cinq à la fois, mais c’est variable, certains d’entre eux vont de lazaret en lazaret, et ne restent jamais très longtemps au même endroit. D’autres, quand ils arrivent, sont trop malades pour aller plus loin. La mort diminue aussi leur nombre, mais il y a les nouveaux arrivants qui remplissent les vides. Tu n’as pas peur de l’infection ?

Meriet répondit « non » avec une telle indifférence que c’était presque comme s’il avait dit : « Je ne vois vraiment pas en quoi la maladie pourrait représenter une menace pour moi. »

— Votre frère Mark est responsable de tout ? se contenta-t-il de demander.

— Il y a un supérieur laïc, qui habite la Première Enceinte ; c’est un brave homme et un administrateur capable. Il y a aussi deux autres aides. Mais Mark s’occupe des patients. Tu pourras lui donner un coup de main, si tu y tiens, fit Cadfael, il est à peine plus âgé que toi, et il appréciera sûrement beaucoup ta compagnie. C’était mon bras droit et mon réconfort à l’herbarium, jusqu’à ce qu’il éprouve le besoin de venir ici et de se dévouer pour les malades et les chiens perdus. Je doute qu’il revienne jamais près de moi, car il a toujours quelqu’un ici qu’il ne peut abandonner, et qui, s’il s’en va, est remplacé par quelqu’un d’autre.

Il s’abstint prudemment de faire un éloge trop appuyé de son disciple favori ; mais cependant, quand ils eurent gravi la pente douce qui surélevait l’hôpital par rapport à la grand-route, franchi la palissade de roseau et le porche bas, Meriet découvrit avec surprise frère Mark assis à son petit bureau à l’intérieur du bâtiment. Il faisait sa comptabilité et son grand front se plissait, tandis qu’il formait silencieusement ses chiffres avec ses lèvres au fur et à mesure qu’il les notait sur son morceau de vélin. Sa plume aurait eu besoin d’un bon coup de canif, il s’était arrangé pour se mettre de l’encre plein les doigts et en fourrageant dans sa tignasse hirsute d’un blond très pâle, il s’était aussi mis de l’encre sur les sourcils et le sommet du crâne. Il était petit, très mince, et son visage était très ordinaire. Lui aussi s’était trouvé livré à lui-même dès l’enfance. Quand ils passèrent la porte, il leva la tête et leur adressa un sourire d’une si désarmante douceur que Meriet qui se tenait soigneusement sur son quant-à-soi éprouva malgré lui un émerveillement candide, cependant que Cadfael faisait les présentations. Ainsi, ce petit bonhomme frêle, maigre comme un coucou, et un coucou affamé de surcroît, avait sous sa responsabilité au moins une vingtaine de malades, d’infirmes, de pauvres et autres vieillards dévorés de vermine !

— Je t’ai amené Frère Meriet, en même temps que cette besace pleine de remèdes, dit Cadfael. Il va rester un moment avec toi pour apprendre à travailler ici ; tu peux compter sur lui, il fera tout ce que tu lui demanderas. Trouve-lui donc un coin où dormir pendant que je remplis ton placard. Ensuite tu me diras si tu as besoin d’autre chose.

Il connaissait bien les lieux. Il laissa les deux jeunes gens s’étudier et chercher leurs mots sans hâte. Quant à lui, il alla déballer ses médicaments et regarnir les étagères. Il avait tout son temps ; il y avait quelque chose entre ces deux-là, aussi différents qu’ils puissent être – l’un était le fils d’un châtelain, qui possédait deux manoirs, et l’autre, orphelin, était d’origine paysanne –, qui lui avait soudain fait comprendre à quel point ils étaient proches. L’un comme l’autre avaient été méprisés et abandonnés à eux-mêmes, ils avaient en gros le même âge ; et avec cette chaleur et cette humilité chez l’un, cette générosité impulsive et passionnée chez l’autre, il ne voyait guère comment ils pourraient ne pas s’entendre.

Quand il eut vidé sa besace et noté ce qui n’avait pas encore été remplacé sur les étagères, il alla retrouver les jeunes gens, qu’il suivit d’assez près cependant que Mark montrait à son nouvel assistant l’hospice, la chapelle, le cimetière, et le petit verger abrité à l’arrière où les plus valides restaient assis pendant la plus grande partie de la journée afin de respirer le bon air. La maison était remplie d’indigents dépourvus de tout, hommes, femmes, enfants abandonnés ou orphelins, marqués par des maladies de peau, qu’un accident, la lèpre ou une infinité de maux avaient rendus infirmes. Il y avait aussi un certain nombre de mendiants dont la santé était assez bonne et à qui manquait seulement des terres, un métier, une place dans les ordres, les moyens de gagner leur pain. Cadfael se fit la réflexion que les choses se passaient mieux au pays de Galles, non pas du fait des organisations charitables, mais grâce aux liens familiaux. Si un homme a une famille, personne n’a le droit de l’en séparer. Elle le reconnaît comme sien et l’aide. Jamais elle ne le laissera devenir un paria ou mourir dans le besoin. Cependant, même au pays de Galles, l’étranger, qui n’appartient pas au clan, se retrouve seul pour affronter les difficultés.

Il en allait ainsi pour les serfs en fuite, comme pour les colons dépossédés, et les ouvriers infirmes dont on se débarrasse quand ils ne peuvent plus travailler, et pour ces pauvres femmes humiliées, avec parfois des enfants traînant dans leurs jupes, et dont le père est loin, parfois blotti à six pieds sous terre.

Il les laissa à leurs occupations, et s’en alla tranquillement avec sa besace vide et sa foi renforcée. Inutile pour le moment de toucher un mot à Mark des antécédents de son nouveau compagnon, qu’ils essaient d’abord de se rejoindre dans un amour fraternel, si l’expression n’était pas totalement dénuée de sens. Que chacun se fasse d’abord une idée, sans aucun préjugé, sans sollicitation et, d’ici une semaine, on apprendrait peut-être quelque chose de positif sur Meriet, une information qui ne serait pas dictée par la pitié.

Quand il se retourna pour la dernière fois, il les vit dans le petit verger près des enfants qui jouaient, il y en avait quatre qui pouvaient courir, un autre qui sautillait sur une béquille, un autre enfin qui, à neuf ans, marchait à quatre pattes comme un petit chien, il avait perdu tous ses orteils à la suite d’une gangrène car, au cours d’un hiver rigoureux, il était resté dehors par un froid intense. Tout en faisant visiter l’endroit à Meriet, Mark tenait le plus petit par la main. Meriet n’était pas encore armé contre l’horreur, mais au moins elle ne lui répugnait pas. Il se pencha pour tendre la main au petit garçon, tournant autour de lui, s’apercevant qu’il était incapable de se soulever et qu’il ne faisait donc aucun effort dans ce sens. Sans essayer de le relever de force, Meriet se baissa soudain pour se mettre à son niveau, et resta accroupi, bouleversé, attentif, disponible.

C’était suffisant. Cadfael s’en alla satisfait de les laisser ensemble.

 

Il leur accorda quelques jours pour se débrouiller seuls, et puis il s’arrangea pour avoir un entretien avec frère Mark en prétextant qu’il devait aller voir un des mendiants qui souffrait d’un ulcère persistant. Il ne parla pas du tout de Meriet avant que Mark n’accompagne Cadfael au portail et ne fasse un bout de chemin avec lui en direction du mur de l’abbaye.

— Comment ton nouvel assistant se comporte-t-il ? demanda Cadfael, mine de rien, comme s’il s’était agi de n’importe quel autre débutant confronté à ces pénibles tâches.

— Très bien, s’écria Mark, en toute innocence. Si je le laissais faire, il travaillerait jusqu’à ce qu’il s’écroule.

(Ce qui n’avait rien d’étonnant, c’est une manière d’oublier ce à quoi on ne peut échapper.)

— Il est très gentil avec les enfants, qui le suivent partout et le prennent par la main dès qu’ils en ont l’occasion.

(Oui, ça non plus n’avait rien d’absurde. Les enfants ne lui poseraient pas de questions susceptibles de l’embarrasser, ils n’essaieraient pas non plus de voir s’il faisait le poids, à la manière des adultes. Non, ils lui accorderaient leur confiance et, s’ils l’appréciaient, s’attacheraient à lui. Il n’avait pas besoin d’être constamment sur ses gardes avec eux.)

— Les tâches les moins ragoûtantes, les infirmités les plus horribles ne le rebutent pas, poursuivit Mark, pourtant il n’y est pas habitué comme moi, et je sais qu’il en souffre.

— Il le faut, répliqua simplement Cadfael. S’il ne souffrait pas, il n’aurait nul besoin d’être ici, la seule charité ne suffit qu’à moitié à qui s’occupe des malades. Comment se conduit-il avec toi ? Lui arrive-t-il de te faire des confidences ?

— Jamais, dit Mark, avec un sourire, sans s’étonner qu’il en fût ainsi. Apparemment, il ne se sent pas le besoin de parler. Pas encore.

— Et toi, tu n’as rien envie de savoir à son sujet ?

— Je suis prêt à écouter tout ce que vous pensez que je doive savoir, l’assura Mark. Mais le plus important, il me semble que je le sais déjà, c’est-à-dire qu’il est par nature honnête et très droit, quelles que soient les difficultés graves qu’il ait pu rencontrer dans sa vie, de son propre chef ou du fait d’autres personnes – seulement, je voudrais qu’il soit plus heureux. J’aimerais tellement l’entendre rire.

— Bon, toi tu n’en as pas besoin, dit Cadfael, mais pour lui, voici ce que je sais et dont il vaudrait mieux que tu sois informé.

Et il lui raconta toute l’histoire.

— Ah, je comprends maintenant pourquoi il a tenu à installer sa paillasse au grenier, remarqua Mark quand il eut terminé. Il avait peur de troubler ou d’effrayer, dans son sommeil, ceux qui en ont déjà bien assez à supporter. Je me suis demandé si je n’allais pas l’accompagner, et puis je me suis dit qu’il valait mieux pas. Je savais bien qu’il devait avoir une bonne raison pour agir ainsi.

— Tu veux dire une bonne raison à tout ce qu’il fait ? Cadfael était songeur.

— En tout cas, une bonne raison pour lui. Mais il pourrait bien manquer parfois de sagesse, reconnut Mark très sérieusement.

 

Frère Mark ne souffla mot à Meriet de ce qu’il avait appris, il n’essaya certainement pas de le rejoindre dans son exil volontaire au grenier au-dessus de la grange et s’abstint de tout commentaire sur un tel choix ; mais, les trois nuits suivantes, il quitta fort discrètement son propre lit alors que tout reposait, et il alla à pas de loup dans la grange pour écouter ce qui s’y passait. Mais il n’y entendit rien d’autre que le souffle calme d’un homme paisiblement endormi, le bruit léger accompagnant les soupirs occasionnels de Meriet se retournant dans son sommeil. Il y eut peut-être des soupirs plus profonds, parfois, comme s’il cherchait à se défaire d’un poids trop lourd, mais pas de hurlement. A Saint-Gilles, Meriet allait se coucher épuisé et, jusqu’à un certain point, satisfait, et il dormait d’un sommeil sans rêves.

 

Parmi les nombreux bienfaiteurs de la léproserie, la couronne tenait un rôle essentiel grâce à ses dons à l’abbaye et aux dépendances abbatiales. Il y avait aussi d’autres seigneurs qui, certains jours, autorisaient à cueillir les fruits sauvages ou à ramasser du bois mort. Aux abords de la Forêt Longue, le lazaret avait le droit d’aller faire des corvées de bois, tant pour se chauffer que pour édifier des palissades ou tout autre usage domestique, quatre jours par an, un en octobre, un en novembre, un autre en décembre, quand le temps le permettait, un autre enfin en février ou mars pour regarnir les réserves mises à mal par l’hiver.

Meriet était à l’hospice depuis exactement trois semaines quand, le trois décembre, le temps fut assez doux pour permettre une expédition en forêt ; il y avait un beau soleil matinal et la terre était agréablement sèche et suffisamment confortable sous les pieds. Il n’avait pas plu pendant plusieurs jours, et ça ne durerait peut-être pas. C’était une journée idéale pour ramasser du bois mort, sans que l’humidité ne le rende trop lourd et même le bois de taille empilé ne serait pas une mauvaise affaire non plus, étant donné les circonstances. Frère Mark respira à fond et déclara ce jour férié en tout état de cause. On s’adjoignit deux charrettes à bras suffisamment légères, un certain nombre de cordes tissées pour lier les fagots, on embarqua un grand seau de cuir plein de nourriture et on réunit tous les pensionnaires capables de se promener en forêt à une allure raisonnable. Il y en avait d’autres qui auraient bien aimé venir, mais ils auraient trop peiné en route, et il fallut les laisser à la maison.

De Saint-Gilles, la grand-route descendait vers le sud et croisait à main gauche le chemin que Cadfael avait pris pour se rendre à Aspley. Un peu après cette bifurcation, ils prirent à droite, à travers les taillis espacés qui bordaient la route, le long d’une belle allée spacieuse où l’on pouvait tirer les charrettes sans difficulté. L’enfant qui avait perdu ses orteils suivait les ramasseurs dans une des deux charrettes. Il ne pesait pas bien lourd. Et il était si heureux que ça valait bien ce léger effort. Quand ils s’arrêtèrent dans une clairière pour ramasser leur bois, ils le déposèrent à un endroit adouci par l’herbe et le laissèrent jouer pendant qu’eux travaillaient.

Meriet, au départ, était aussi grave qu’à l’accoutumée, mais comme la matinée s’avançait, lui aussi sortit de sa réserve pour profiter du soleil. Il respirait l’air de la forêt, dont il arpentait le tapis de verdure, et il semblait s’épanouir, comme une pousse desséchée après la pluie, tirant son énergie de la terre. Il se montra infatigable, personne ne ramassa plus de belles branches sèches que lui ; c’est lui aussi qui lia et chargea le plus de fagots et le plus vite. Quand le groupe s’arrêta pour se rassasier et se désaltérer, vidant le seau de cuir, ils s’étaient bien enfoncés dans la forêt, là où ils savaient que le ramassage serait particulièrement fructueux. Meriet mangea son pain, son fromage et son oignon, but sa bière et s’étendit à même la terre, comme du lierre rampant ; le petit infirme reposait contre lui. Ainsi, profondément enfoncé dans les dernières hautes herbes, il évoquait une plante dont les bourgeons commençaient à apparaître, qui dormait encore de son sommeil hivernal mais que la nouvelle année réveillerait bientôt.

Ils ne s’étaient pas avancés dans le sous-bois depuis dix minutes, après leur sieste, que Meriet s’arrêta pour regarder autour de lui, les rayons obliques du soleil qui traversaient le feuillage et les rochers bas, couverts de lichens, dressés sur la droite.

— Ah, mais je sais où on est ! Quand j’ai eu mon premier poney, je n’étais pas censé m’éloigner de la maison au-delà de la grand-route, vers l’ouest, à plus forte raison aussi loin vers le sud-ouest, en pleine forêt. Il y avait un vieux charbonnier qui avait un fourneau quelque part par là, pas bien loin, en tout cas. On l’a trouvé mort dans sa cabane, il y a un peu plus d’un an, il n’avait pas de fils pour lui succéder, et personne n’a voulu vivre aussi seul que lui. Qui sait s’il n’a pas laissé une ou deux cordes de bois de chauffe en prévision de l’hiver, qu’il n’a pas pu utiliser ? Si on allait y jeter un coup d’oeil, Mark ? On aura peut-être la main heureuse.

C’était la première fois qu’il se laissait aller à parler de son enfance, même s’il s’agissait d’un souvenir bien innocent, c’était aussi la première fois qu’il montrait un certain enthousiasme. Mark accepta volontiers cette suggestion.

— Tu pourras retrouver le chemin ? On a déjà un beau chargement mais rien ne nous empêche d’en laisser la majeure partie au bord de la route et de revenir quand on aura déchargé le reste. On a toute la journée.

— Il me semble bien que c’est par là, déclara Meriet qui se dirigea tout confiant, vers la gauche, entre les arbres en allongeant le pas de façon à précéder ses compagnons. Ils n’ont qu’à marcher à leur pas, ajouta-t-il. Je vais partir en avant pour retrouver l’endroit. C’était dans une espèce de clairière et les fagots devaient être sous abri...

Sa voix et sa silhouette ne tardèrent pas à s’effacer parmi les arbres. Ils le perdirent de vue pendant quelques minutes puis ils l’entendirent les appeler d’un cri où se distinguait presque une nuance de joie que Mark ne lui soupçonnait pas.

Il le rejoignit là où les arbres moins touffus laissaient place à une petite clairière de quarante à cinquante pas de diamètre, au sol de terre battue et couvert de vieilles cendres. Au bord, tout près d’eux, les ruines d’une cabane grossière faite de planches, de fougères et de terre s’affaissaient sur le cadre vide de la porte, et à l’autre bout de cette arène, s’élevait une pile de fagots entassés, qu’on avait abandonnés là et dont la base était en partie envahie par l’herbe et la mousse. Sur ce terrain, il y avait assez de place pour deux foyers d’environ cinq pas de diamètre chacun, les traces en étaient encore bien visibles à travers les herbes folles dont les audacieuses pousses vertes envahissaient jusqu’aux cercles de cendres froides. Après avoir servi pour la dernière fois, le foyer le plus proche avait été nettoyé et on n’avait pas empilé d’autres bois, mais le cercle le plus éloigné présentait encore tout un empilement de bûches à moitié brûlées qui malgré les assauts de la végétation, avait conservé sa forme et s’affaissait doucement.

— Il a édifié son tas de bois, puis il y a mis le feu, dit Meriet, le regard fixe. Mais il n’a pas eu le temps d’en faire un autre pendant que celui-ci brûlait, comme il l’avait toujours fait, ni même de s’occuper de celui qu’il avait allumé. Tu vois, il a dû y avoir du vent après sa mort, mais il n’y avait personne à proximité pour surveiller quand le feu s’est déclaré. D’un côté, il n’y a plus que des cendres, regarde, et de l’autre ça a seulement brûlé superficiellement. On ne trouvera pas beaucoup de charbon par ici, mais il y aura peut-être de quoi remplir le seau. Et puis il nous a laissé une bonne provision de bois, et bien sec, par-dessus le marché.

— Je ne connais pas grand-chose à tout ça, répondit Mark, intrigué. Comment peut-on allumer un aussi grand tas de bois sans le brûler complètement, de façon à pouvoir le réutiliser ?

— On commence par faire un grand bûcher au milieu, et tout autour on entasse des branches sèches, jusqu’à ce que le feu soit construit. Ensuite, il faut le couvrir avec une couche propre de feuilles, d’herbes ou de fougères pour empêcher la terre ou les cendres qui volent de l’étouffer. Après, pour l’allumer, quand tout est prêt, on s’arrange pour laisser une cheminée dans laquelle on laisse tomber les premières braises, puis de bonnes branches sèches, jusqu’à ce que ça brûle bien. Puis, on couvre l’orifice, et ça se consume à merveille, tout doucement, parfois pendant dix jours d’affilée. Si le vent se lève, il faut surveiller sans cesse, car s’il pénètre, tout part en fumée en un clin d’oeil. S’il y a du danger, il s’agit de boucher les orifices. Il n’y avait plus personne ici pour accomplir ces tâches.

Ceux qui marchaient plus lentement apparaissaient à travers les arbres – Meriet, suivi de près par Mark, les conduisit jusqu’au foyer, le long de la pente douce.

— Eh bien, dis donc, tu t’y connais vraiment bien, constata Mark, avec un sourire. Où as-tu pu en apprendre autant ?

— C’était un vieux bonhomme grincheux, on ne l’aimait pas beaucoup, répondit Meriet, se dirigeant vers les fagots entassés, mais il n’était pas grincheux avec moi. Il fut un temps où je venais souvent ici, jusqu’au jour où je l’ai aidé à passer le râteau dans un foyer qui avait entièrement brûlé, et je suis rentré au château, sale comme un peigne. J’ai reçu une sacrée volée et on m’a interdit de remonter mon poney jusqu’à ce que je promette de ne plus m’aventurer aussi loin vers l’ouest. Ça fait un bout de temps, je devais avoir dans les neuf ans.

Il détailla du regard la pile de bois avec un orgueil mêlé de plaisir, et fit rouler à terre la bûche la plus haute, effrayant du même coup une dizaine de petits animaux qui filèrent se cacher.

Une des charrettes à bras, déjà bien remplie, était restée dans la clairière où la petite troupe s’était reposée à midi. Deux des ramasseurs les plus solides amenèrent la seconde entre les arbres et toute la compagnie, ravie, se jeta sur les bûches et commença à les charger.

— Il y a sûrement du bois à demi-brûlé dans cette pile, dit Meriet, et peut-être aussi du charbon, si on cherche bien.

Il alla vivement dans la cabane écroulée d’où il ressortit un grand râteau avec lequel il farfouilla dans le tas de bois tout cabossé, résultat du dernier feu.

— C’est drôle, constata-t-il, en levant la tête et en plissant le nez, il y a encore une vieille odeur de brûlé. Je n’aurais jamais cru qu’elle pût durer aussi longtemps.

C’était vrai ; on se serait cru parmi les traces d’un incendie de forêt sur lequel la pluie se serait abattue avant que le vent ne le sèche. Mark aussi en fut frappé et vint rejoindre Meriet qui commençait à passer son grand râteau dans la couche de terre et de feuilles sur le côté du monticule exposé au vent. L’odeur de terre humide du tas de feuilles leur monta au visage tandis que le râteau délogeait et faisait rouler des bûches à demi consumées. Mark passa de l’autre côté, là où le monticule s’était creusé en un amas de cendres grises, battu par les intempéries, et le vent avait chassé jusqu’aux arbres une fine pellicule de poussière. A cet endroit, l’odeur de brûlé était plus forte et s’élevait en vagues, chaque fois que Mark remuait les débris du pied. De côté, on aurait juré que les quelques feuilles qui restaient encore sur les arbres s’étaient flétries, comme sous le coup d’une chaleur intense.

— Meriet ! Viens vite !

Entendant Mark l’appeler d’une vont basse mais pressante, Meriet leva la tête, le râteau planté dans le sol. Surpris mais sans inquiétude, il contourna le tas de cendres pour aller rejoindre Mark, mais au lieu de lâcher son râteau, il le traîna derrière lui sur le tas de bûches à demi brûlées qui dégringolèrent joyeusement dans l’herbe recouverte de cendre. Mark se dit que c’était la première fois qu’il voyait son nouvel assistant presque heureux ; il pouvait laisser libre cours à son énergie ; il ne pensait plus qu’à son travail du moment et avait oublié ses propres soucis.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as vu ?

En tombant, les bûches calcinées se désintégrèrent, projetant un nuage de poussière ocre. Quelque chose roula aux pieds de Meriet, et il ne s’agissait pas de bois. Noirci, craquelé, tout sec, un vague morceau de cuir apparut ; il lui fallut du temps pour comprendre qu’il s’agissait d’une botte de cheval avec une boucle ternie pour l’attacher au-dessus du cou-de-pied, et de cette botte sortait quelque chose de long et de rigide où brillaient des lueurs d’ivoire très blanc à travers de vagues restes de tissu calciné.

Pendant un long moment, Meriet resta à regarder fixement le spectacle sans comprendre, ses lèvres formaient encore le dernier mot de sa question, et son visage demeurait animé et gai. Puis Mark fut, lui aussi témoin de ce changement violent, terrifiant que Cadfael avait observé naguère. Les yeux noisette semblèrent devenir vides et sombres, et le masque fragile qui exprimait la joie de vivre parut se contracter et se figer d’horreur. Il émit un gémissement presque inaudible, comme un homme à l’agonie qui se racle la gorge, fit un pas en arrière, comme s’il était ivre, tituba sur le sol inégal, et s’effondra dans l’herbe en se recroquevillant sur lui-même.

L'apprenti du diable
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